31 mars
La terreur verte, c'est la réinsertion. J'ai passé trois jours à déprimer doucement, pour la simple et bonne raison que j'ai peur du dehors. J'ai peur de ceux qui n'y comprennent définitivement rien, de tous ces faceux sans perspectives. « Comment ça, il vous faut un mot d'absence quand vous manquez un cours ? Mais vous êtes complément embrigadés, vous êtes tous majeurs, vous n'en avez pas besoin ! Révoltez-vous !». Que répondre ? Que ce système nous l'avons accepté, et pis encore, nous l'encourageons ? « Vos profs ne sont bons à rien, ils vous enfoncent un suppositoire, pour l'instant ça fait bien mal, et quand il sera bien profond, alors vous vous sentirez bien supérieurs, alors qu'on a fait que vous gaver de savoir sans vous apprendre à vous poser des questions, c'est ça le problème avec les enseignants qui ne sont pas chercheurs ». Cet exemple assimilant si poétiquement l'hypokhâgne à la sodomie m'a dérouté. J'étais si sûre de moi ! J'aurai eu envie de répondre à ce prof d'histoire de mon ancien lycée que si, on nous apprenait bien à nous interroger, à questionner l'histoire, à voir plus loin que le manuel scolaire, à faire des recherches, à prendre chaque sujet sous tous les angles, à penser, et que cette pensée, justement, nous était bien moins bourrée dans le crâne qu'elle ne l'est au lycée, dans ses propres cours, où il faut apprendre par cœur des dates qui ne servent strictement à rien, tandis que le prof se contente de nous pondre une chronologie bien compacte au lieu de nous enseigner les mécanismes de l'histoire, et que finalement personne ne comprend rien à rien, personne ne vit l'histoire, et personne ne prend la peine de faire de cette discipline des heures de cours passionnantes. Forcément je n'ai pas répondu ça. J'ai dû vaguement nier « oh non je n'ai pas du tout ce sentiment », mais au fond qu'aurai-je pu répondre, face à un prof de lycée qui a tenté de passer l'agrégation 3 fois (4?), se faisant systématiquement truster sa place au concours par des anciens khâgneux ? Que s'ils n'avaient pas eu de profs qui leur apprenaient autre chose que du savoir brut sans nuance ils n'auraient peut-être pas égalé sa grandeur faceuse ?
Le pire c'est qu'il a sûrement raison, à sa manière. L'hypokhâgne m'inquiète, la khâgne m'inquiète.
Elle fait de ma vie quelque chose de trop particulier pour que j'arrive à m'en sortir, à retourner à mon état d'avant. J'ai évolué, et brusquement. Et je ne sais absolument pas si c'est en bien où en mal. Ceux qui prétendent que c'est en mal sont le type d'abrutis qui ne peuvent pas manquer un épisode de plus belle la vie et qui lisent voici comme d'autres lisent politis, ceux qui me disent que j'ai changé en bien sont de ceux qui sont passés par l'hypokhâgne, ou de manière générale des personnes qui ne s'opposent pas à l'éducation, qui ne crachent pas sur la méritocratie, qui n'ont pas la haine parce qu'ils sont eux mêmes des échecs. En suis-je un ?
La fac, je n'y suis pas allé. Je ne sais pas. Et ça m'inquiète, aussi.
Quand je revois les personnes que je fréquentais avant l'hypokhâgne, leurs discussions m'affligent et m'ennuient, je n'arrive pas à trouver un quelconque intérêt dans leurs bavardages qui étaient pourtant les miens il y a moins d'un an. Quand je suis avec mes amis khâgneux, il nous est impossible de parler d'autre chose que de cours, de notes, de littérature, de nos sujets d'histoire ou d'anglais. Nous en sommes parfaitement incapable, et quand nous réalisons que nous ne pouvons faire autrement, nous sommes accablés, submergés par une douce mélancolie : pourrons-nous un jour nous réinsérer ? Lorsque nous rentrons chez nous, nous nous heurtons à des murs, il nous est impossible de retranscrire la formidable aventure à laquelle nous participons, et pourtant, c'est l'hypokhâgne qui nous définit. Il ne nous reste plus qu'à nous taire, en attendant de voir comment cela se passera, à notre sortie. Je cube ?